”J’y ai forgé mes rêves”

Comment se passe la vie à bord d’un navire de la marine marchande ? Cette question, Seatizens l’a posée à un marin. Son témoignage, poétique, laisse place aux rêves, mais il soulève également des problématiques sociétales et environnementales ; le voici :

Des manchots vus par un marin de la Marine marchande
Océan Indien, image issue d’une mission hauturière, crédit photo : Seatizens

“Certaines aventures ne peuvent être contées. Trop intimes ou trop complexes, aucun mot ne permet de les décrire. 

L’océan et la navigation font partie de ces mondes fantasmés, imaginés, tiraillés de nuances et de paradoxes. Il est dans ce monde un navire au corps bleu, à la tête blanche et aux oreilles orange qui virevolte dans des eaux moutonnantes encerclées d’albatros. Il en a fait couler de l’encre ce navire. On nous a conté les rencontres humaines que seul l’océan permet, la découverte de ces géants blancs aux becs acérés, l’émoi créé par l’accueil de ces milliers de manchots, le frisson provoqué par le sursaut d’une orque. On nous a conté la brume, le fracas des brisants sur sa coque, les falaises de ces terres du bout du monde, plongeant dans le bleu sombre de cet océan froid. On nous a raconté la chaleur de ces hommes et de ces femmes qui partent sur ces îles découvrir un peu des autres, un peu d’ailleurs, un peu d’eux-mêmes. 

Avez-vous entendu l’histoire de ces marins, qui après l’avoir rêvé, le quittent sans peine, leur espoir effacé par la réalité d’un invisible peu glorieux. Cet invisible n’a pas de nom. Il pourrait s’appeler Ego, Lassitude, Désenchantement ; on parle rarement de l’envers de ce somptueux décor. Le flirt constant avec le harcèlement est devenu normal dans la marine marchande. C’est même souvent ceux qui le pratiquent au quotidien qui sont missionnés pour le combattre. On l’accepte, parce qu’on est sur ce navire, et que l’entièreté de ce qui nous entoure est d’une force telle que les tracas semblent bien petits. 

Et puis, on réalise que malgré tout ce beau et tout ce mythe, notre navire consomme plus de 20 tonnes de gasoil par jour. Parfois, on part en mission pendant trois semaines pour la récupération d’une simple bouée. Trois semaines ! Imaginez, 20 tonnes pendant 21 jours … 400 000 litres de gasoil. La récupération d’une seule bouée collectant de la donnée scientifique peut-elle justifier, à elle seule, l’équivalent de l’émission en CO2 de plus de 100 français pendant une année ? Pourrions-nous faire autrement, plus proprement ? Alors on met le mythe entre parenthèses et on essaie d’observer la réalité. Cette réalité complexe qui nous pose tout bas cette question : que faire sur la mer pour ne pas la trahir ? 

Ce navire, vous le connaissez, il est extraordinaire. De tous les navires marchands classiques, il est le plus hors normes. Hors norme par son étrave qui s’élance à l’assaut de l’océan le plus démonté, hors norme par les rencontres qu’il permet de réaliser, hors norme aussi par sa qualité de vie et sa cuisine raffinée. Il est Hors Normes. Il participe à la recherche océanique fondamentale, à la préservation d’une planète qui se dérègle sous l’assaut du progrès. Il est hors-norme par les paradoxes qu’il soulève et les réactions qu’il suscite. 

J’ai eu la chance d’y naviguer, d’y apprendre, d’y rencontrer mille et une merveilles. Je l’ai quitté, comme un vieil ami qu’on ne reconnaît plus mais dont on remercie la vie de nous avoir permis de le croiser une dernière fois. 

J’y ai forgé mes rêves.”

Partager sur :

AUTRES ARTICLES