La légende du poisson rouge ayant une mémoire de 3 secondes a du plomb… dans la nageoire ! Une étude qui vient de paraître démontre que les poissons ont non seulement une bonne mémoire, mais aussi qu’ils sont capables de reconnaître et différencier des plongeurs…

Alex Jordan est biologiste à l’institut Max Planck en Allemagne. C’est lors de plongées en Corse, alors qu’il cherchait à démontrer la capacité de différentes espèces de poissons à résoudre des énigmes complexes qu’il a été confronté à un problème… agaçant ! Dès qu’ils le voyaient, d’autres poissons s’approchaient et nageaient autour de lui, interférant ainsi avec les paramètres stricts de son projet de recherche. La recherche scientifique exige qu’une expérience, pour être validée, soit parfaitement contrôlée et que les éléments extérieurs perturbateurs soient limités au maximum.
Rencontre du 3e type
Mais pourquoi ces poissons arrivaient-ils dès que le plongeur/chercheur se trouvait sur zone ? Jordan et ses collègues ont conclu que les poissons nageaient vers lui parce qu’ils le reconnaissaient dans l’eau ! Des chercheurs avaient déjà montré que certains poissons pouvaient se reconnaître dans les miroirs et les surfaces réfléchissantes, et que les poissons-archers, connus pour leurs impressionnantes capacités cognitives visuelles, pouvaient reconnaître les visages humains. Mais là, on parle d’un plongeur en combinaison et portant un masque. Un poisson pourrait-il reconnaître un plongeur ainsi harnaché ? Depuis longtemps, des témoignages de plongeurs allaient dans ce sens, sur les forums ou lors de discussions au bistrot du port (et dans certaines études anciennes). « Mais ce phénomène, s’il était réel, n’avait jamais été prouvé scientifiquement, et encore moins dans la nature », explique notre chercheur.

Il a donc décidé de tester le phénomène lui-même. Les membres de son équipe ont passé 12 jours à entraîner deux espèces de daurades, de poissons communs dans les eaux peu profondes de Corse, à suivre un plongeur. Ils attiraient les poissons avec de la nourriture, puis la donnaient à ceux qui suivaient le plongeur pendant qu’ils s’éloignaient. Plus tard, un autre chercheur les a rejoints, portant soit la même combinaison et le même masque, soit des palmes et des patchs complètement différents. Mais ce second plongeur, qui transportait la même nourriture, n’en distribuait jamais en récompense…
Un protocole précis pour démontrer la capacité des dorades à reconnaître un plongeur
L’équipe de Jordan a filmé la totalité de l’action et surtout les différentes réactions des poissons au cours de 30 plongées différentes. Et que s’est-il passé ? Les dorades ont majoritairement suivi le plongeur habillé avec la tenue n°1, celle donnant à manger. Les poissons suivaient beaucoup moins le plongeur s’il était habillé avec une autre combinaison.
Les résultats, publiés en février dernier dans la revue Biology Letters, suggèrent que les poissons utilisaient les indices visuels de l’équipement de plongée pour reconnaître les chercheurs humains.
Si la capacité des dorades corses à différencier un plongeur d’un autre semble démontrée, qu’en est-il de leur possibilité de nous reconnaître, au-delà de la tenue portée ? Jordan est convaincu qu’avec plus de temps, les poissons seraient capables de percevoir des indices plus subtils sur les personnes dans l’eau – couleur des cheveux ou des yeux – pour les différencier, même lorsqu’ils portent la même combinaison de plongée. La vision des poissons est tétrachromatique, contrairement à celle des humains, ce qui signifie que les poissons possèdent beaucoup plus de types de cellules photosensibles dans leur rétine : ils peuvent détecter 100 millions de variations de couleurs, contre 1 million pour la plupart des humains. « Le monde des couleurs est très important pour eux, surtout pour ces poissons d’eau peu profonde », explique Jordan. « Nous explorons jusqu’où ils peuvent aller dans ce domaine. »
Des recherches anciennes en laboratoire
Des scientifiques avaient déjà mené des expériences similaires, mais en laboratoire. C’était il y a 60 ans. Ils avaient alors testé la capacité des poissons à distinguer deux plongeurs en fonction de leurs combinaisons. Mais l’étude de Jordan est la première à tester ces capacités en mer, et donc en milieu naturel et avec des animaux sauvages n’étant pas habitués aux humains. Les poissons de laboratoire sont, eux, accoutumés à notre présence et cela peut influencer leurs comportements.
Alex Jordan va plus loin : il pense très clairement que d’autres espèces de poissons sont capables de reconnaître et différencier les humains. Ses plongées un peu partout dans le monde lui en donnent en tout cas la conviction.

Ce qui est certain pour notre chercheur, c’est que les poissons en général sont cognitivement plus complexes qu’on ne le pense. On a longtemps pensé qu’ils avaient une mémoire de trois secondes, qu’ils ne ressentaient pas la douleur, ou qu’ils étaient simplement guidés par les exigences du groupe. Et son expérience (et ses recherches) le pousse à être très clair : « c’est une erreur. Les poissons reconnaissent leurs partenaires sociaux. Ils se souviennent des interactions. Ils craignent certaines choses. Ils en aiment d’autres. Ils peuvent résoudre des énigmes. Ils vivent une vie incroyablement riche, et pourtant, dans la science et dans la sphère publique, nous les traitons comme des anonymes. »
Pensez-y la prochaine fois que vous sortirez votre ligne de traîne pour vous occuper en navigation ou quand vous passerez chez votre poissonnier…