Quand la littérature aidait les navigateurs…

Tout le monde connaît les principaux mythes de l’Antiquité grecque. Peuplée de dieux, de monstres et de héros, la mythologie est une source d’inspiration immense et apporte des explications imagées aux mystères du monde. Mais comment le mythe permettait aux navigateurs de se prémunir des dangers de la mer ? Par ailleurs, navigateurs réputés, les arabes étaient courtisés par les grands explorateurs pour les aider à braver les dangers de la mer. Quel est donc leur secret ? Retour sur des temps où la littérature était le compas des navigateurs.

L’Odyssée d’Ulysse : une cartographie des dangers de la méditerranée

Après la grande guerre de Troie, le héros Ulysse reprend la mer pour rentrer chez lui à Ithaque. Mais, en profanant le Temple de Poséidon, il a offensé le dieu qui a juré sa perte. Ce dernier mettra alors sur son chemin de nombreuses embûches desquelles Ulysse triomphera grâce à sa ruse et son courage. Ainsi, Il parcourt toute la Méditerranée, affrontant des monstres en tous genres. L’Odyssée d’Homère est un voyage initiatique imagé qui cartographie au passage les grands dangers de la navigation en méditerranée.

Carte de l'Odyssée
Source : Les navigations d’Ulysse de Victor Bérard (1927-1929), Gallica

Le Cyclope et l’Etna

L’un des épisodes les plus connus est celui de la rencontre d’Ulysse et de ses compagnons avec le Cyclope Polyphème, fils de Poséidon. Ce géant anthropophage et hostile les enferme dans sa grotte mais Ulysse, grâce à sa ruse, parvient à percer l’œil unique du monstre avec un pieu incandescent puis s’enfuit, en s’accrochant sous les moutons du cyclope jusqu’à son navire. On situe souvent cet épisode sur les côtes de la Sicile, près de l’Etna, ce qui permet de faire l’analogie entre le cyclope et le volcan.

Le cyclope
Source : Wikimedia Commons

En effet, même la description physique qui en est faite dans l’Odyssée semble corroborer cette idée : “C’était un monstre extraordinaire : il ne ressemble pas à un homme mangeur de pain mais plutôt au sommet boisé d’une haute montagne couverte de bois, qui se détache des autres pics”. De plus, au moment où Ulysse prend la fuite, Polyphème aveuglé lance des rochers en sa direction, ce qui figure une éruption volcanique : “sa colère explosa davantage dans son coeur ; il arracha le sommet d’une grande montagne et le jeta juste devant la proue sombre de notre vaisseau”.

De Charybde en Scylla…

Parmi les autres grands épisodes de cet incroyable voyage, on peut noter le passage d’Ulysse dans le détroit de Messine entre la Sicile et la Calabre où il doit se confronter à deux terribles monstres : Charybde et Scylla. La première, fille de Poséidon et de la Terre, fût changée par Zeus en un gouffre profond qui engloutissait et rejetait trois fois par jour les eaux du détroit. Quant à Scylla, ancienne nymphe très belle et fille du dieu marin Phorcys, elle fût empoisonnée par la magicienne Circé qui la transforma en un monstre à six têtes juchées au bout de longs cous. Réfugiée dans une grotte, elle dévorait les marins imprudents de ses trois rangées de dents acérées.

Charybde et Scylla
Source : Huile sur toile, par Ary Renan (1894), Wikimedia

Ces deux monstres mythiques représentent deux dangers redoutés des navigateurs : l’un un tourbillon et l’autre des récifs. C’est ainsi qu’à l’image des marins qui scrutent les dangers de la mer, Ulysse raconte son aventure : “Nous observions Charybde en redoutant la mort lorsque, soudainement, Scylla arracha du navire six de mes hommes”.

Chacune des épreuves rencontrées par Ulysse peut donc être interprétée à des fins pédagogiques, invitant les marins de tous les âges à redouter et se méfier des dangers de la mer.

Les poèmes nautiques des navigateurs arabes

Le XVe siècle est la période dite des “grandes découvertes”. Des navigateurs de renom, comme Christophe Collomb ou Vasco de Gama quittent les côtes européennes pour partir à la conquête de nouveaux territoires ou pour ouvrir de nouvelles routes commerciales. Ces entreprises s’avèrent particulièrement périlleuses. Les cartes existantes sont souvent imprécises et les mers inexplorées réservent de nombreuses surprises aux navigateurs. Certains d’entre eux font alors appel à des pilotes arabes, dont l’habileté et les connaissances sont particulièrement prisées et reconnues, dans la lignée du célèbre explorateur Ibn Battûta.

Ahmad Ibn Mâdjid, le pilote de Vasco de Gama

Un article, publié dans les Annales de Géographie le 15 juillet 1922 par Gabriel Ferrand, raconte avec précision comment le célèbre explorateur Vasco de Gama s’est rendu à Calicut en Inde grâce au pilote Ahmad Ibn Mâjid. Recruté à Malindi sur la côte kenyane, Ibn Mâdjid accepta d’indiquer aux portugais la route des Indes. Ils purent ainsi éviter le naufrage et se mettre à l’abri des vagues. Si les navigateurs européens découvraient les arcanes de la navigation en haute mer, les Arabes maîtrisaient déjà plusieurs instruments, la cartographie, et la lecture des étoiles.

Carte ancienne
Source : Gallica

Mais le plus grand secret des arabes, c’est leurs poèmes. En effet, les navigateurs arabes composaient des poèmes pour se souvenir des routes navigables sûres, ou encore pour l’identification des étoiles. Parmi les sources de son article, Gabriel Ferrand cite par exemple “le poème mekkois”, où il est question des routes maritimes de Djedda au Cap Fartak (Arabie méridionale), comprenant plusieurs destinations sur la côte occidentale de l’Inde.

Les poèmes nautiques de Saîd Ibn Sâlim Bâtâyi

Dans un article de Michel Nieto publié en 1999, l’auteur reprend deux poèmes du navigateur yéménite Saîd Ibn Sâlim Bâtâyi. Tous deux, composés au début du XIXe siècle, traitent de la navigation yéménite et de ses routes maritimes traditionnelles. Voici la traduction d’un extrait d’un de ces poèmes qui retrace le parcours de Sayhût(1) à Zanzibar :

[…] Après trois demi-journées de navigation aux étoiles,
Prends le cap du lever de Suhayl (2), maintiens-le.
‘Abd al-Kûrî (3) apparaît devant toi, des montagnes
Découpées, que l’on pourrait citer en exemple.
A tribord, Ki’âl Fir’awn (4) disparaissent,
Tout comme Jurduf (5), comme je te le dis.
Puis vire vers Sindibâr (6),
Vers le couchant, mon ami, au lever du jour.
Fais attention aux alentours de Binnah (7), son fils et sa soeur.
Attention, redouble de précaution, surtout par temps couvert.
Le Cap Hâfûn (8) est devant toi, élevé et proéminent.
Après l’avoir passé, mon ami, dirige-toi
Vers le coucher de Suhayl la verte. Écoute
Le timonier et fais attention qu’il ne s’endorme.
Pendant trois demi-journées, longe la côte Barr al-Khazâ’in. […]

Aujourd’hui, les enjeux ont changé. Le monde est entièrement cartographié et les navigateurs peuvent compter sur de nombreux instruments de pointe, des liaisons satellites avec la terre ferme, des prévisions météorologiques… Mais parfois il peut être intéressant de replonger dans la littérature, relire les textes des anciens et se nourrir de leur sagesse. Puissent les carnets de voyages de nos navigateurs actuels servir les générations futures !

Pour aller plus loin : voir notre article sur Les océans dans la pop culture


Notes

  1. Sayhût (15°13’N-51°15’E) est une petite ville côtière du Hadhramawt située à environ 80 km à l’est d’al-Mukallâ.
  2. Suhayl n’est autre que Canopus (144°19’/215°41′), dans la constellation de la Carène (Carina). Elle est la deuxième étoile la plus brillante du ciel.
  3. ‘Abd al-Kûrî (12°12’N-52°12’E) est une île proche de Socotra qui est longue de 20 milles nautiques. Elle est formée par la succession de deux chaînes de collines orientées est-ouest comportant deux sommets principaux de 621 et 601 m.
  4. Ki‘âl et Fir‘awn (12°26’N-52°08’E) sont deux îlots rocheux qui se trouvent à 13 milles au NNE de ‘Abd al-Kûrî. Ces deux îlots accores dont la hauteur n’excède pas 86 m. sont séparés par un étroit et dangereux chenal.
  5. Jurduf (11°50’N-51°17’E) ou encore cap Gardafui est appelé Ras ‘Asîr par les Arabes. C’est la pointe NE de la Corne de l’Afrique. La hauteur de ce cap abrupt et rocheux est de 238 m.
  6. Sindibâr ou Sulbâr : la plupart des textes nautiques arabes nomment cette étoile Sulbâr. Il s’agit d’Achernar (150°25’/209°35′) de la constellation Eridan.
  7. Binnah (Ra’s Binnah 11°09’N-51°11’E) est un cap formé d’une haute falaise escarpée à l’extrémité est d’un long promontoire. Vu au sud, ce cap accore de 154 m de hauteur semble être une île.
  8. Ra’s Hâfûn (10°27’N-51°24’E) est l’extrémité est de la presqu’île de Hâfûn. C’est un grand plateau haut de 120 à 180 m. La presqu’île est reliée à la terre par un isthme étroit et bas.
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