Spectacle vivant : Des artistes sur le pont !

On le dit souvent chez SEAtizens, les citoyens de la mer sont nombreux et appartiennent à diverses communautés. De nombreux coureurs professionnels, plaisanciers, navigateurs au long cours, explorateurs, architectes navals et autres armateurs, sont conscients des enjeux climatiques et environnementaux. Mais nous n’avons pas encore évoqué les artistes navigants ! Il s’agit d’une espèce un peu particulière de saltimbanques des mers qui a choisi la voile pour faire ses tournées de spectacles à travers le monde. Immersion dans l’univers de Festina Lente et des autres compagnies navigantes.

Festina Lente : Hâte-toi lentement !

“Festina Lente Tempus Edax Rerum” : cette devise, notamment empruntée à l’empereur Auguste, signifie littéralement : “Hâte toi lentement, le temps détruit tout”. L’oxymore qu’elle contient symbolise parfaitement le dilemme de la modernité. Et ça, les sages des siècles précédents l’avaient bien compris. Ainsi, dans sa célèbre fable, La Fontaine fait triompher la tortue qui “se hâte avec lenteur” face au lièvre véloce et vantard. De même, en parlant du travail d’écrivain, Nicolas Boileau donne le conseil suivant :

“Hâtez-vous lentement, et sans perdre courage

Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage.”

Dans la lignée de ces sages penseurs, le Collectif “Festina Lente” n’a pas seulement tiré son nom de cette maxime, mais elle en a aussi appliqué le principe fondateur en choisissant notamment le transport à voile pour ses tournées à travers le monde.

Comment est né le projet ?

Le Collectif Festina Lente est un projet de l’association “Artquipage” qui a pour vocation la recherche, la création et la transmission artistique en lien avec le milieu maritime. Créée en 2013 à l’occasion du Festival Armada, l’association a depuis porté tous les projets émanant du collectif, grâce à une gestion collégiale pluridisciplinaire. Composé de marins, musiciens.nes, circassiens.nes, scénographes, cuisiniers.ères, photographes, techniciens.nes, administrateurs.rices, vidéastes, illustrateurs.rices, le collectif “vit par leurs rêves et leurs talents”, peut-on lire sur leur site.

Emile Goïc, artiste indépendant et membre de l’Armada à l’époque du rapprochement avec Festina Lente nous explique la genèse : “En 2013, L’armada était un collectif d’artistes qui s’appelait la FAAAC (Formation Alternative Autogérée des Arts du Cirque). L’objectif était de réunir des artistes et des marins pour faire 2 mois de tournée autour de la Corse et de la Sardaigne. 8 dates, 12 voiliers avec des équipages entre 3 et 12 personnes. Pour chaque date, on avait un référent différent (Mairie, association, ou en solo). Par exemple, on a participé à des festivals comme le festival du vent de Calvi. L’idée c’était de tester l’expérience humaine d’être en bateau et de naviguer à la voile. L’objectif de 8 dates, c’était quelque chose d’ambitieux, parce qu’on est aussi tributaire de la météo lorsqu’on navigue à la voile”.

Entre 2016 et 2022, Festina Lente a donc parcouru les mers en quête d’échanges et à la rencontre d’autres cultures. Il s’agit alors de “créer des liens et des réseaux pour un monde plus ouvert, au rythme cadencé des caprices de la météo. Le but du projet est de mettre en place de véritables partenariats à long terme avec des structures situées sur [leur] route. Une route maritime et lente, car parcourue grâce à l’énergie du vent dans les voiles”.

Itinéraires des tournées Festina Lente
Itinéraires des tournées 2013-2020

Les descendants de Festina Lente

En 2022, le collectif a été repris par une nouvelle équipe, dont Balthazar et Héléna Olivesi, que nous avons contactés. Leur rêve, c’était de monter un bateau spectacle. Ils ont ensuite rencontré les gens de Festina et ont décidé de reprendre l’association, profitant ainsi de leurs conseils et de leur expérience. “On voulait faire une quinzaine de dates au début et puis on s’est rendu compte que ce n’était pas possible à cause du principe même de la navigation à la voile. 6/8 dates c’était plus raisonnable”, précisent-ils. “Côté artistique, on est une troupe hétéroclite : cirque, cerceau, trapèze, danse, théâtre, clown, beaucoup de musique. On a mélangé tout ça dans un spectacle d’1h15 que nous avons créé en 2 semaines de résidence. Le format du spectacle c’est du cabaret”.

Artistes suspendus
La tournée Festina Lente 2023 : “A l’Art Bordage !”

Ainsi, loin d’être une expérience unique, le spectacle à la voile a le vent en poupe et une réelle tendance semble se dessiner chez les jeunes, qui cherchent à donner du sens à leur métier. Nous avons également rencontré les membres de la compagnie Mégafaune, en pleine tournée sur les mers du monde. Après avoir sillonné les routes d’Europe en roulotte à cheval, ils ont décidé d’explorer plus loin le “slow travel” pour l’art. C’est ainsi qu’à bord de leur voilier “La Baleine”, un dériveur de 12m50 en acier de 1981, les cinq membres d’équipage ont pris la mer en 2022. Leur projet : “Allier la mer, les vents, les rencontres, le voyage, la vie collective, la musique, le bricolage”. La musique, le spectacle et la radio sont les trois armes de ce collectif itinérant (Pour suivre leur parcours : c’est par ici).

Dans la création de ce collectif on est trois à s’être retrouvés autour d’une asso qui s’appelle LiberBed (Liberté Monde en breton), nous explique Lucas Frézel, un des membres fondateurs. On est 5 en tout mais avec 2 artistes. Les enjeux artistiques sont arrivés après les enjeux du voyage. C’était un moyen de voyager et de partager avec d’autres humains avec plus de sens.

Sur le côté artistique, on a un spectacle de théâtre et de violon que l’on joue depuis 3 ans. On a pu le jouer au Maroc auprès du public francophone. Nous parlons de thématiques comme la liberté de circulation, le choix de pouvoir faire des choses comme on le souhaite, mais on s’adresse à des gens qui n’ont pas toujours les mêmes privilèges que nous. On s’est rendu compte que parler de ça à un public marocain qui galère pour avoir un visa, ça peut poser problème. Depuis qu’on est parti, on se penche plutôt sur la musique. On a créé un nouveau spectacle spécialement pour une école primaire de Tanger : une sorte de conte musical radio à partir d’un livre”. 

Mégafaune, c’est aussi “Le Journal de la Baleine”, et une radio itinérante qui se traduit par des podcasts et des portraits sonores accessibles en ligne.

Les artistes de Megafaune
Spectacle “Trajectoires”, Cie Mégafaune

Pourquoi avoir choisi la voile ?

Pour Balthazar et Héléna de Festina Lente : “la voile est en accord avec nos envies de prendre le temps et de reprendre la mer. C’est à la fois une mise en danger, mais aussi une chance incroyable. On a envie de voir ce que ça fait de ne plus voir la terre autour de nous, de voir des paysages incroyables, de faire de la plongée etc. Ça nous met dans un autre rythme, tous les inconforts créent des solidarités et plein d’occasions d’apprentissage. Il y avait une grande envie de voyage, mais un voyage qui aie du sens, une mobilité douce. On voulait s’offrir la possibilité d’aller loin, mais de découvrir des artistes d’autres pays. C’est la richesse des échanges qui nous anime. On avait envie d’une expérience humaine. On est obligé de repousser nos limites et trouver du temps pour soi, tout en restant dans le groupe, le collectif”.

De son côté, Lucas Frézel, de Mégafaune, explique : “j’ai beaucoup voyagé en roulotte avec des chevaux, mais je suis revenu vers le voilier afin de pouvoir sortir d’Europe et aller vers d’autres continents. Aujourd’hui on habite sur le bateau, après le Maroc, les Canaries, et le cap vert on souhaite traverser vers le Brésil”.

Naviguer à la voile : Des contraintes fortes pour les artistes navigants

Il est évident que, comme pour n’importe quel navigant, les questions météorologiques sont au cœur des préoccupations : gros temps, pétole, mer démontée… il faut savoir faire face à toutes les conditions. Et la question de l’usage du moteur se pose inévitablement, dès lors qu’il faut respecter des délais et des rendez-vous.

Chez Mégafaune, “on est des acharnés et on ne met presque jamais le moteur, sauf en cas de danger. On est à 20-25 heures moteur en 6 mois, en grande partie pour avoir remonté le fleuve Guadiana au Portugal ! Notre bateau est un dériveur acier 13 tonnes qui avance entre 3 et 7 nœuds”.

Navigation
©Megafaune

Pour Festina Lente, “on ne s’est pas défini de limite pour l’utilisation du moteur. On est parti avec des capitaines qui ont bien voulu nous accompagner. On est 3 bateaux et c’est très différent selon les bateaux. Des fois, on doit aller chercher le vent et on a des contraintes de temps. On fait au minimum. On est dans un groupe très souple, chacun décide et on n’est pas directif. Par contre quand on a une date de spectacle, on est tous là. On se donne des marges importantes pour arriver à destination, pour observer, apprendre à naviguer”.

Comme le précise Emile Goïc, ancien membre de l’Armada, “lorsqu’on était engagé pour une date, on était obligé d’y aller au moteur. Cela a impliqué des dissensions dans l’équipe entre ceux qui refusaient de mettre le moteur et ceux qui souhaitaient tenir les délais à tout prix”.

Les artistes et marins de l'Armada
L’équipe complète de l’Armada en 2013

Une question qui n’est donc pas anodine lorsqu’il s’agit de tenir ses engagements auprès des partenaires, respecter les dates des festivals et jouer les spectacles dans de bonnes conditions. Et l’on voit bien qu’avec le temps, les artistes ont su trouver des solutions en faisant des concessions. Il s’agit alors de calculer des marges suffisantes ou de trouver des dates flexibles. Par ailleurs, “On a l’impression d’être en liberté totale, mais il faut être vigilant parce que la mer, ça peut changer rapidement, souligne Balthazar. Et il faut apprendre à gérer le bateau rapidement. On a la chance d’avoir de super capitaines”. 

Mais au-delà de cette question technique liée à la navigation, ce choix de vie a un réel impact sur la carrière des artistes qui doivent faire preuve de renoncement afin d’asseoir leurs convictions. En France, il n’existe pas encore de statut spécifique pour les artistes itinérants qui doivent parfois renoncer au statut d’intermittent du spectacle pour mener à bien leur projet. “On n’a jamais été intermittent et on a eu beaucoup de travail pour remettre en état le bateau. On aurait pu faire d’autres choix pour obtenir le statut, mais cela aurait voulu dire faire des concessions sur nos valeurs, ce à quoi on n’est pas prêts”, précise Lucas Frézel.

Un véritable engagement !

On pourrait penser que ces artistes ont fait le choix de la liberté et vivent une vie de rêve, mais au-delà des sacrifices financiers, ils font preuve d’un véritable engagement. Ils œuvrent au quotidien à la sensibilisation sur de nombreux sujets tels que la préservation de l’environnement, la liberté de circulation ou encore le consumérisme. Grâce à leur art, le message passe auprès d’un large public très hétérogène.

Spectateurs
© Festina Lente

Même si c’est un petit rôle, explique Héléna Olivesi de Festina, le retour des gens est positif. On leur donne, par l’art, par le spectacle, le moyen de voir qu’il existe d’autres façons de faire des spectacles. On a un public très varié, les spectacles sont gratuits, donc on touche vraiment tout le monde, du pêcheur au plaisancier qui sort de son yacht.

Pour Megafaune, “évidemment, on peut avoir l’illusion de cette liberté quand on est entre gens avec les bons passeports, mais ce n’est pas le cas pour tout le monde et on en parle dans nos spectacles. Le milieu artistique joue énormément sur l’imaginaire et les thématiques que nous avons dans nos spectacles touchent à la politique, la géopolitique et à fortiori à l’environnement. Un artiste qui vient en avion, qui fait son spectacle et s’en va, ça nous touche moins. Nous, quand on fait notre spectacle on est connecté à l’environnement, aux gens, mais économiquement on est en marge. C’est une lutte quotidienne pour être dans ce mode et ce n’est pas reconnu par la société ou les pouvoirs publics”.

Dans l’Armada, “l’objectif était surtout écologique, ajoute Emile Goïc. C’est de la mobilité douce, on ne fait pas beaucoup de dates, mais l’idée c’est surtout de se réunir autour de cette volonté commune de voyage écologique. C’est un réel sacrifice pour les artistes qui se sont vus obligés de refuser des dates qui ont un sens dans le but de carrière mais qui n’ont pas de sens compte tenu des valeurs que nous véhiculons”.

Une tendance pour l’avenir du spectacle vivant ?

Ces quelques compagnies emblématiques et néanmoins marginales ne sont pas les seules. Depuis quelques temps, d’autres artistes navigants tentent l’aventure. C’est le cas de la Loupiote, une voilier spectacle qui sillonne les mers depuis déjà plusieurs années. Ou encore, celui de la compagnie Honky-Tonk Sail, une association fondée en 2019 spécialisée dans le jazz et les arts visuels et qui navigue à travers le monde sur un catamaran de type punch de 12,7m.

Artistes circaciens de MangeNuage
MangeNuage, Cirque à la voile

Mais on peut également souligner le travail de la compagnie circassienne MangeNuage. Perchés sur les haubans d’un catamaran de course transformé en véritable scène de spectacle, les artistes présentent depuis 2021 un spectacle intitulé “Cabaret surprise”. Notons au passage que ce projet, lauréat du tremplin Arviva (Arts vivants, arts durables), est soutenu par la DRAC (Direction régionale des affaires culturelles) et par Sète Agglopôle Méditerranée, service Patrimoine. C’est ici une forme de reconnaissance par les pouvoirs publics des projets culturels qui ont pour objectif la mobilité douce et la sensibilisation à la préservation de l’environnement.

Ainsi, les arts vivants jouent véritablement un rôle important dans la transmission des valeurs qui nous animent et toutes ces compagnies, qui font aussi partie de la communauté des SEAtizens, méritent d’être soutenues et encouragées !

Pour aller plus loin sur la mer et la culture : Lire notre article sur les océans dans la pop culture

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