Les pôles aux antipodes de la raison

Les pôles, ces régions hostiles et réputées inaccessibles, ont toujours fasciné. Aujourd’hui l’homme a repoussé ses limites et part à la conquête de ces espaces lointains. Mais nous n’allons pas vous parler des explorations scientifiques ni des aventuriers. Il s’agit plutôt d’interroger les nouvelles lignes rouges franchies chaque année : l’exploitation économique des glaces arctiques ou encore le tourisme de masse en Antarctique.

“Artic Ice”, une startup qui mise sur la glace

L’année 2024 a amené son lot de surprises, mais chez SEAtizens on ne s’attendait pas à celle-là. Une société Groenlandaise fondée en 2022 s’est lancée dans l’exploitation de la glace arctique pour la revendre à des bars situés aux Emirats Arabes Unis. Oui, des glaçons millénaires pour des cocktails de luxe… Sur son site, la startup indique qu’elle puise sa matière première dans des glaciers vieux de plus de 100 000 ans, garantissant ainsi le produit le plus pur de la planète. En effet, les prélèvements se font dans les couches de glaces qui “n’ont été en contact avec aucun sol ni contaminées par des polluants produits par les activités humaines”. La glace ainsi extraite est ensuite conditionnée et embarquée sur des navires direction Dubaï. Elle sera ensuite testée puis taillée en glaçons pour finir dans des cocktails.

Exploitation des glaces au pôle nord
©Photo : Arctic Ice

L’entreprise indique que sa démarche est respectueuse de l’environnement et qu’elle participe à la justice sociale en favorisant les communautés locales. Mais depuis l’article publié par The Guardian sur ce sujet, une vague de critiques (parfois violentes) a déferlé sur la toile.

Sans vouloir alimenter la polémique, cette nouvelle activité commerciale, qui risque d’ouvrir la voie à de nouveaux exploitants, nous semble tout de même soulever plusieurs questions. Celle évidente du risque immédiat lié à la détérioration d’un milieu naturel fragile. Celle tout aussi évidente de l’impact environnemental de l’ensemble de l’activité : bilan carbone de l’exploitation, du conditionnement et du transport maritime. Mais aussi, une question plus économique : avec l’exploitation minière et pétrolière des fonds marins, l’ouverture de routes maritimes en océan arctique et maintenant l’exploitation directe des glaces arctiques, la conquête du pôle semble être devenu au fil des ans un enjeu stratégique pour l’économie de nombreux pays.

Imagerie de la fonte des glaces du pôle nord
©image NASA : Evolution de la banquise au pôle Nord entre 1979 et 2010

Rappelons enfin, comme nous l’avions détaillé dans cet article, qu’en 2023 la banquise arctique a connu un nouveau recul historique. La bonne nouvelle, c’est qu’il n’y aura bientôt plus de glace millénaire à exploiter, au grand dam des aficionados des bars de Dubaï…

Des manchots et des hommes

Aux antipodes, autre ambiance. Depuis quelques années, des agences de tourisme organisent des croisières dans l’océan austral jusque sur le littoral antarctique. Au départ du Chili ou d’Argentine, ce sont près de 100 000 touristes qui se sont rendu sur le continent blanc durant la saison 2022-2023. Et tout est fait pour que le divertissement soit le plus abouti possible.

Navigations parmi les baleines à bosses, selfies avec des phoques ou encore plongeons dans l’eau glacée avec les manchots. Alors que, sur le pont, certains s’amusent au rythme de la musique et des bulles de Champagne, d’autres se jettent dans l’océan, attachés par un bout de corde, pour tester l’ivresse ultime, celle de nager quelques secondes dans les eaux glacées de l’océan austral. Et la grande nouveauté, c’est désormais la possibilité d’atterrir directement sur le continent à bord d’avions gros porteurs (A340) au départ du Cap en Afrique du sud. Et des agences proposent même des séjours dans des lodges de luxe dont le design a été inspiré par les habitats spatiaux.

Le tourisme en Antarctique
©Photo de Cassie Matias sur Unsplash

Les blogs de ces nouveaux ambassadeurs du “tourisme aventure” crépitent de vidéos et de témoignages invitant les internautes à faire “comme eux” et découvrir ces terres inexplorées. Mais attention, ces voyages ne sont pas faits pour n’importe qui… Avec des billets de croisières variant entre 8000 et 60 000€, sans compter les billets d’avion depuis l’Europe ou les Etats-Unis, il faut immanquablement appartenir aux classes sociales les plus fortunées des pays du Nord. Or ce sont justement ces pays-là qui ont l’impact carbone le plus élevé de la planète. Pas sûr que ce nouveau mode de tourisme arrange les choses.

Enfin, l’impact carbone est colossal. Ce genre de voyage est estimé à environ 5 tonnes de CO2 par personne, alors que pour rester dans les limites de l’accord de Paris, on ne devrait pas dépasser les 2 tonnes par personne et par an. Malheureusement, l’impact carbone n’est pas le seul risque. Le principal danger pour la faune locale, c’est l’introduction de parasites, d’espèces invasives ou de bactéries qui pourraient être transportées directement sur la coque des navires. Et même si les compagnies disent sensibiliser les touristes à la préservation de l’environnement, comment éviter toute pollution, détérioration du milieu ou encore la perturbation des animaux locaux ?

Des manchots au pôle sud
Photo de Derek Oyen sur Unsplash

Alors soyons clair, ce n’est pas en allant jusqu’aux pôles voir ce qui risque de disparaître que l’on empêchera cette disparition. Comme l’écrit Jean-Louis Etienne, “l’Antarctique n’est pas un continent pour les hommes, c’est un continent pour la Terre”. Laissons donc les pôles loin des hommes et de leurs folles ambitions et cessons de jouer avec le feu sur les glaces !

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