Sponsoring voile : entre optimisation fiscale et greenwashing

Le calendrier de la course au large offre, tous les deux ans, un événement majeur. La Route du Rhum et le Vendée Globe se partagent une manne colossale et un engouement public tout aussi important. Les grandes marques, flairant la bonne affaire, se ruent sur le sponsoring, un moyen de verdir leur image à bon compte. Pour encore combien de temps ?

Charal, Macif, McDonald’s, Maître Coq, Arkéa, Air Caraïbes… Les noms et les couleurs qu’arborent les bateaux des 40 solitaires partis le 10 novembre 2024 à l’assaut du Vendée Globe, l’une des courses les plus difficiles qui soient – le tour du monde en solitaire, sans escale et sans assistance – sont bien éloignées du monde de la voile. Et des valeurs qu’est censé glorifier ce mode de transport, porté par le vent et les vagues. Il faut dire que l’époque des pionniers de la course au large dont les bateaux portaient un nom de baptême choisi par leurs skippers est belle et bien révolue. Aujourd’hui, le nom du bateau est défini par celui qui le finance. Et le sponsoring dans la voile est loin d’être une nouveauté. Au début du XXe siècle, Sir Thomas Lipton s’est engagé dans la conquête de l’America’s Cup à cinq reprises. Il n’a jamais remporté le célèbre trophée, mais racontait avec ravissement que le coût de l’opération avait largement été rentabilisé par la reconnaissance qu’avaient acquis ses produits (les fameux thés) sur le continent américain. Une opération très rentable et le premier sponsor officiel dans une compétition à la voile.

Une course comme le Vendée Globe a un coût sans commune mesure pour un sponsor et offre une visibilité et une reconnaissance hors norme. Photo : Vincent Curutchet / Alea
Photo : ©Vincent Curutchet / Alea

Les années 70 : un changement de dimension pour la course au large

Dans les années 60, les marins qui se lancent dans la course au large – en équipage ou en solitaire – le font sur leurs propres bateaux. Ils en sont souvent les propriétaires, les armateurs et… les financiers ! La première course transatlantique en solitaire entre l’Angleterre est les USA est remportée en 1960 par Francis Chichester sur Gipsy Moth III. Eric Tabarly remporte la seconde édition en 1964 sur Pen Duick 2. En 1968, le bateau vainqueur s’appelle… Sir Thomas Lipton ! Le vainqueur de la première Route du Rhum en 1978 ? Olympus Photo. Celui du premier Vendée Globe en 1989 ? Ecureuil d’Aquitaine 2. En référence à la banque et à son célèbre logo. Depuis, pas une régate ou course ou à fortiori une transatlantique ou un tour du monde qui ne soient remportées par un bateau portant fièrement le nom de son sponsor.
Et cela est très rentable : les noms des bateaux – et donc des sponsors – sont cités par toutes les chaînes de télé, radio et dans tous les articles de presse qui relatent les courses, surtout les plus fameuses d’entre elles…

Des bateaux aux noms qui font rêver…

Les aventuriers du grand large font rêver le grand public. Les tempêtes des 40° hurlants ou 50° Rugissants, les icebergs, les OFNIS, mais aussi les naufrages et sauvetages incroyables ont écrits la légende de ces courses hors normes et ces marin.e.s tous et toutes plus exceptionnel·lle·s les un·e·s que les autres.

Alors, les sponsors affluent. D’autant plus que la couverture médiatique est de plus en plus importante. 1,3 millions de personnes étaient devant leur télé le jour du départ à 12h55 pour le Vendée Globe 2024 et autant de personnes ont fréquenté le village de la course dans les semaines précédant le départ. En 2020, pour l’édition précédente de cette même course, 4,28 milliards de « contacts » ont été touchés par l’événement. 4 milliards de personnes qui ont donc, d’une manière ou d’une autre, entendu le nom des bateaux et donc des marques qui les financent. Une manne extraordinaire, d’autant plus que la course au large, par rapport aux autres sports pouvant générer une telle reconnaissance, est particulièrement bon marché.

Le succès planétaire du Vendée Globe entraîne des retombées médiatiques colossales (Ici, la conférence de presse à l’arrivée de Violette Dorange). Photo : Jean-Marie LIOT / Alea
Photo : ©Jean-Marie LIOT / Alea

Une saison de l’équipe de foot du PSG coûte 371 millions d’euros, une de Formule Un, 140 millions de dollars. Une campagne de l’America’s Cup, 100 millions. Alors, une campagne du Vendée Globe qui va de 1 million à plus d’une dizaine de millions d’euros pour les équipes les plus riches, c’est cadeau !

Surtout que, comme l’expliquait Patricia Brochard, présidente de Sodebo, sponsor historique du Vendée Globe et d’un trimaran Ultim, dans Ouest France en 2023 : « On n’achète pas de l’espace publicitaire, on raconte une histoire » ! Et dans la course au large, les histoires sont belles.Alors oui, des marins risquent leur vie et on ne compte plus ceux qui ne sont pas rentrés au port. Oui, les bateaux tuent des cétacés pendant les courses. Oui, des concurrents coulent ou subissent des avaries graves (avant l’édition 2024 du Vendée Globe, le taux d’abandon était proche des 50%). Mais ce sont de belles histoires à raconter !

Quand l’optimisation fiscale permet de financer la course au large…

En regardant la liste des bateaux engagés sur le Vendée Globe 2024 (mais c’est aussi le cas pour toutes les grandes courses), on découvre que plus de la moitié d’entre eux porte le nom d’une association. Pourquoi un tel engouement pour la course au large quand vous êtes responsable associatif ? Et où les associations trouvent-elles l’argent pour financer des projets qui coûtent plusieurs millions d’euros ?

Ce sont nos impôts qui payent une grande partie de la note ! Le principe est simple : une entreprise commerciale fait un don à une association d’intérêt général, qui lui remet alors un reçu fiscal permettant de défiscaliser une partie de son don. Dans certains cas, sur 100 euros donnés, l’entreprise ne va réellement financer que 40 euros, le reste (60 euros), elle va le déduire de ses bénéfices imposables.

L’association qui a reçu le don, donne la somme au marin qui, en échange, nomme le bateau du nom de l’association.

Reste à l’entreprise commerciale qui a financé le bateau à faire connaître sa généreuse contribution en interne, auprès de ses clients voire en communiquant avec l’image du bateau sponsorisé, pour rentabiliser son investissement.

Une association sponsorisant un bateau de course ? C’est devenu banal grâce à une niche fiscale bien pratique. (Image générée par IA)
Une association sponsorisant un bateau de course ? C’est devenu banal grâce à une niche fiscale bien pratique. (Image générée par IA)

Si vous regardez la liste des associations qui donnent leurs noms aux bateaux de course, elle mentionne souvent des entités peu connues, dont les skippers sont même parfois les créateurs. Le seul moyen pour eux de boucler leur budget en proposant un mécénat et donc… un reçu fiscal permettant de déduire de ses impôts une bonne partie des sommes investies.

Mais il faut noter qu’au-delà des associations, l’entièreté du système de sponsoring de la voile repose sur des techniques d’optimisations fiscales qui, si elles sont légales, n’en restent pas moins discutables d’un point de vue moral. Un exemple ? Une entreprise nommée “Pollueur reconnu” crée une filiale qu’elle va appeler “Pollueur reconnu Team Voile”. Par définition, cette filiale dont le but est de faire fonctionner une équipe de course, va être déficitaire. “Pollueur reconnu” va devoir financer cette filiale et donc, mécaniquement, baisser son résultat comptable. Et oui, même quand le nom de votre bateau préféré sur le Vendée Globe ou la Route du Rhum porte le nom d’une banque, d’une assurance ou de n’importe quelle entreprise commerciale, c’est le plus souvent par le truchement d’une économie fiscale…

Une autre voie est-elle possible ?

Peut-on imaginer le législateur s’emparer du sujet pour éviter que les courses nautiques ne ressemblent d’un côté à l’achalandage d’un supermarché proposant tous les produits nocifs à la santé de la malbouffe aux produits phytosanitaires, à la promotion des vacances au bout du monde en avion ou, d’un autre côté à un étalage d’associations plus ou moins actives et finalement financées par nos impôts ? La loi Evin a permis de chasser les cigarettiers et les alcools des carrosseries des voitures ou motos de course (entre autres). A l’époque, les lobbies avaient hurlé en expliquant que cela allait tuer la course auto ou moto en France. C’était en 1991 et ces compétitions existent toujours, tout comme les événements qui étaient largement sponsorisés par les marques de tabac ou d’alcool… Aujourd’hui, des voix s’élèvent pour dénoncer des messages nocifs pour la santé et estiment qu’il faudrait interdire certains types de sponsors dans la course au large. Les équipes, les organisateurs de courses et les différentes classes et/ou armateurs expliquent que la course au large n’y survivrait pas et qu’il s’agit d’un mal nécessaire. Vraiment ?

Vécu : « J’ai financé mon programme de course au large avec vos impôts »…

Une skippeuse qui préparait la Mini-Transat 2025 a accepté de témoigner sur son expérience de recherche de financement pour son projet.

« J’ai monté un projet de course au large, dont l’objectif était de participer à la Mini-Transat 2025. La performance sportive n’était clairement pas au centre de mon projet. Je le faisais pour réaliser un rêve et une passion, vivre une aventure humaine, et promouvoir des valeurs qui me tiennent à cœur (dûes à mon parcours scolaire, professionnel et personnel) : la mixité dans la voile. Pour monter ce projet, il me fallait trouver des sponsors. J’ai donc conçu un dossier de sponsoring qui expliquait les objectifs de mon projet, les valeurs que je voulais véhiculer auprès de l’entreprise, les actions que je voulais mener avec eux.

J’ai bombardé de mails les entreprises avec mon dossier de sponsoring. Au bout d’un moment, quelqu’un a enfin accroché, et les discussions sont devenues sérieuses. Je n’étais pas encore en partenariat avec une association d’intérêt générale. L’équipe dirigeante m’a expliqué qu’ils sponsorisent des équipes sportives via des associations, pour obtenir la réduction fiscale, et que je devrai faire de même. Ils m’ont notamment explicitement cité les skippers qui montent des projets Vendée Globe. La condition pour qu’ils me soutiennent financièrement était qu’ils puissent obtenir cette réduction fiscale, et donc que je sois en partenariat avec une association d’intérêt général. Dans mon réseau, je connaissais le président d’une association d’intérêt général, cette dernière que je suivais, et qui s’intéressait à mon projet. Nous avons donc évoqué ce partenariat pour que je puisse obtenir le soutien financier de l’entreprise, qui devenait donc un mécène et non un sponsor. Cette action m’aura permis de couvrir deux ans sur trois de mon projet. 

Pour expliquer de façon très simplifié l’attrait des entreprises par cette réduction fiscale et l’avantage pour les sportifs, je vais donner un exemple concret. Dans mes recherches de sponsors, pour compléter mon budget, je proposais deux formules : la formule “sponsoring” classique (donc sans réduction d’impôt mais avec de la visibilité sur le bateau), et la formule “mécénat” (donc sans visibilité sur le bateau mais avec réduction d’impôt) (si j’explique très simplement). J’ai très bien vu que les entreprises étaient bien plus attirées par la formule “mécénat” que la formule “sponsoring”, et donc qu’on ne parlait pas des mêmes sommes d’argent possibles à obtenir : environ 6 k avec du mécénat vs 2k euros avec du sponsoring… de quoi changer un gréement ou changer une voile grâce au mécénat.

Je pense sincèrement que ça aurait été difficile d’avoir un partenariat avec une association d’intérêt général pour un projet Mini Transat (qui a assez peu de visibilité comparé à la Route du Rhum ou au Vendée Globe) si je n’avais pas eu le chance d’avoir quelqu’un dans mon réseau qui me le propose. Et donc je n’aurais pas eu le financement que j’ai pu obtenir. Moi-même j’avais tenté de créer une association d’intérêt général, et ça a été refusé.

Le côté chouette, c’est que lorsque j’ai eu le partenariat avec l’association d’intérêt général, je savais que j’appréciais/j’apprécie ce que fait cette association, que je partageais/je partage leurs valeurs, et que j’avais/ j’ai envie de faire des actions pour eux pour les remercier de leur aide. Un des sujets communs entre eux et moi, c’était d’écrire sur le sujet de la place des femmes dans le milieu de la voile et de l’industrie nautique.

Dans ma recherche de sponsors, j’ai bombardé plein d’entreprises au début : des gros pollueurs, nocifs, contre mes valeurs… Quand mon compagnon regardait d’un œil ce que je faisais, il m’a demandé : “Et s’ils t’appellent pour te dire qu’ils sont ok pour te sponsoriser, en contrepartie de visibilité sur ton bateau et d’interventions dans leur boîte, tu accepterais ?”. J’ai répondu non, et j’ai arrêté de perdre mon temps à les contacter. J’ai alors ciblé des entreprises qui faisaient sens pour moi. Parce que je voulais avoir un projet qui fasse sens, pas avoir un projet sans valeurs, pas un projet “juste pour ma gueule” (même si on est seul sur son bateau). Au bout de deux ans de projet, avec de longues discussions pour la recherche de financements, des sacrifices, je me suis demandé : mais quel est le prix de la performance ? A ce moment-là je ne pensais pas aux impôts, mais plutôt à la guéguerre pour trouver des sponsors et que de l’argent soit jetée dans de la performance et du non durable, du polluable, plutôt que de réellement consacrer du temps, de l’énergie et de l’argent pour des causes qui en ont réellement besoin. 

Un proche était directeur d’entreprise, et on me demandait souvent pourquoi il ne me sponsorisait pas. La réponse est simple, et je la comprenais bien : que dire à ses salariés lorsqu’ils font des demandes au sein de l’entreprise pour des formations, du matériel, du bien-être…. et qu’on leur répond qu’il n’y a pas de budget alors qu’on sponsorise un projet sportif à hauteur de 2 à 100 k euros ? Oui, je comprenais que mon proche ne sponsorise pas mon projet.

Cette question a d’ailleurs été posée ouvertement par un salarié lors de mon intervention dans l’entreprise mécène de mon projet. Alors oui j’ai été contente d’avoir l’aide financière, mais je me suis sentie mal aussi, car ce salarié avait tout à fait raison. La réponse était que mon projet était  “motivateur”, “inspirant”, avec du dépassement de soi… »

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