Prise de conscience écologique, flambée des prix du carburant, crispation des relations politiques avec la Russie, sur fond de guerre en Ukraine : un vent favorable souffle dans les voiles. Mais le retour du transport à la voile est-il vraiment une bonne idée ?
Depuis quelques années, plusieurs entreprises se tournent vers des solutions de propulsion vélique. L’objectif est de tenter de réduire l’impact carbone du transport maritime, mais aussi de faire des économies de carburant. Après deux ans d’expérience dans le transport à la voile, Grain de Sail est l’un des pionniers du domaine. Il ne s’agit cependant pas de retourner à l’ère des grandes explorations. Nous avons donc choisi de vous présenter cette singulière entreprise : le premier armateur au monde à proposer un transport maritime transatlantique moderne à la voile. L’expérience Grain de Sail pourrait-elle représenter un modèle économique d’avenir ?
Grain de Sail, une histoire de chocolat, mais pas seulement…
Contrairement à d’autres expériences, l’aventure Grain de Sail n’est pas née ex nihilo. Mais plutôt d’un besoin, et compte plusieurs étapes préalables. Fondée en 2010 par Olivier et Jacques Barreau, l’entreprise a d’abord développé une activité économique terrestre autour du café et du chocolat. L’idée était de “sélectionner, produire et vendre des produits qualitatifs à haute valeur ajoutée pour ensuite construire un voilier cargo capable de transporter les matières premières d’un côté à l’autre de l’Atlantique de manière plus respectueuse de l’environnement”.
Contacté par nos soins, Stefan Gallard, l’un des responsables de l’entreprise, précise que “beaucoup se lancent dans un projet maritime avec une levée de fonds, mais cela est plus difficile sans activité commerciale préalable. Chez Grain de Sail, c’est le chocolat qui est le point de départ financier. Le projet de transport décarboné est parti d’une promesse : “Achetez nos produits et nous créerons une filière de transport à la voile !”.
Entre 2013 et 2016, l’entreprise est florissante avec l’ouverture d’une torréfaction de café puis d’une chocolaterie à Morlaix, en Bretagne. Le projet de voilier cargo se concrétise et en 2018 le contrat de construction du premier bateau est signé. Il faudra attendre 2020 pour qu’il puisse effectuer sa première traversée transatlantique. Voilà donc deux ans que Grain de Sail est devenu l’armateur d’un voilier cargo moderne unique. Mais cela n’a pas été aussi simple qu’il y paraît.
Au-delà des aspects environnementaux positifs, ce nouveau mode de transport devait absolument être rentable pour l’entreprise. Selon Stefan Gallard, Grain de Sail a réussi “à mettre en place un modèle économique autour du transport à la voile. Devenir notre propre client nous permettait de nous séparer et de nous libérer du transport maritime mondial. Le coût du transport est alors devenu indolore”.
A partir de 2016, et afin de ne pas faire de voyage “à vide”, l’entreprise crée « Grain de Sail wines » qui vise à exporter des vins bios français d’exception vers New-York. Enfin, en 2022, Grain de Sail ouvre ses cales à d’autres acteurs. Triés sur le volet, ils exercent dans les domaines du textile, de la maroquinerie ou encore de l’électronique. Un nouveau bateau est également en chantier et devrait voir le jour en 2024.
Parlons un peu du bateau, fonctionne-t-il réellement tout à la voile ?
Stefan Gallard : “Aujourd’hui, le navire avoisine les 100 tonnes avec un moteur de 115 chevaux et 600 l. de diesel à bord. Le moteur étant sous-dimensionné on ne peut pas tricher. On est à 98% du temps à la voile et on n’allume le moteur que dans trois cas : 1/ lors des manœuvres dans les ports, c’est obligatoire. 2/ On peut parfois utiliser le moteur en assistance en pleine mer pour aller chercher des conditions météo lors de stratégies de routage pour favoriser l’utilisation plus complète du vent. Et si les conditions ne sont pas bonnes, on attend, parfois plusieurs jours que le vent revienne. 3/ Le moteur sert de sécurité en cas d’avarie, mais pour l’instant nous n’en avons pas eu besoin. A titre d’exemple, lors de la dernière traversée, seulement 109 l. de fuel ont été utilisés, manœuvres comprises.
Mais dans notre façon de fonctionner, c’est aussi un peu un défi. Les marins à bord sont très conscients de la question environnementale et ont envie de bien faire. On parle aujourd’hui de 90 à 97% de réduction d’empreinte carbone. Car au-delà de la faible consommation de carburant, on est quasiment autonome en énergie à bord grâce à l’éolien, le solaire et l’hydrogénération. Nous avons évidemment un générateur à bord, mais on ne s’en sert quasiment jamais. Sur le nouveau bateau, il y aura en plus un petit propulseur d’étrave à l’avant pour les manœuvres, mais le principe de change pas.”.
Le premier voilier cargo GDS I mesure 24 m de long sur 6 m de large. Sa coque en aluminium abrite un espace de stockage de 26 palettes, soit environ 50 tonnes de fret, et une cale tempérée par énergies vertes. Avec une vitesse moyenne de 8 nœuds, le navire effectue 2 boucles transatlantiques par an et bientôt d’autres boucles en Europe.
Pourquoi un nouveau bateau et comment est-il financé ?
Stefan Gallard : “Aujourd’hui, il y a un véritable engouement pour la propulsion vélique, lié notamment au prix du pétrole. De plus, plusieurs arguments sont en faveur d’un transport plus fiable, plus vert. Et il faut aussi prendre en considération les engagements de l’OMI (Organisation maritime internationale, ndlr.) et les nouvelles réglementations qui ne manqueront pas d’être prises. Dans ce contexte, le vent reste la meilleure solution pour décarboner le transport.
Pour ce qui est du financement, plusieurs sources sont mobilisées pour le nouveau bateau : Tout d’abord, les bénéfices de l’entreprise sont réinvestis. Les entrepreneurs, MM. Barreau, vont également remettre du capital. Il y a aussi un peu d’emprunt bancaire. Et enfin, l’ouverture du capital à deux investisseurs extérieurs : la BPI et le Crédit Mutuel, qui n’investissent pas dans le navire mais dans la holding. Avec la construction de la chocolaterie et du bateau, l’investissement s’élève à près de 20 Millions d’euros. Il est donc normal que nous faisions appel à des investisseurs extérieurs, mais qui resteront minoritaires”.
Avec une vitesse moyenne de 12 à 13 nœuds et une capacité de stockage de près de 240 palettes, ce nouveau voilier cargo est la promesse d’une véritable expansion pour l’entreprise qui a ouvert ses cales au savoir-faire français cette année.
Mais comment ces entreprises sont-elles sélectionnées ?
Stefan Gallard : “Pour le vin, l’entreprise achète et exporte. Il y a donc un travail de sélection en amont et ensuite nous le commercialisons aux Etats-Unis. Puis, d’autres entreprises nous ont démarché. Nous allons donc travailler comme affréteur pour Château Maris (Languedoc), les Champagnes Charles Heidsieck, et la ferme de la Sansonnière (Anjou).
Par ailleurs, nous assurons également le transport de matériel médical pour une association dominicaine depuis New-York vers la République dominicaine. Cela inclut des équipements (lits médicalisés, fauteuils roulants, béquilles), des équipements de protection (gants, masques chirurgicaux, etc.), du petit matériel (seringues notamment) et même des produits para-médicaux comme des couches pour enfants et adultes.
Aujourd’hui d’autres filières qui mettent en avant des savoirs faire français (textile, électronique, maroquinerie…) s’intéressent à nous. Le premier filtre pour le choix des partenaires est d’abord idéologique et philosophique : Transporter mieux et transporter moins. On ne veut surtout pas en rajouter au problème. De plus, on cherche à travailler avec des gens qu’on apprécie et avec qui on a des relations privilégiées et humaines. On essaie de remettre de l’humain dans l’équation du transport”.
Cette ouverture à d’autres acteurs ne nécessitera pas d’aménagements majeurs des cales, déjà maintenues à température constante. Un contrôle de l’hygrométrie et de la température est effectué en mer chaque jour.
Le modèle économique Grain de Sail est-il duplicable à grande échelle ? Peut-on imaginer qu’un jour, le transport à la voile puisse devenir incontournable ?
Stefan Gallard : “Je pense que les armateurs sont déjà sur le coup depuis un moment mais ça prend du temps. Nous faisons partie de l’association Wind Ship et la filière commence à se structurer. Tout le monde a envie d’y aller mais personne ne sait encore trop comment faire. La législation va aussi évoluer. Il y a aussi des start-ups mais qui sont freinées par les fonds qu’il faut lever. Pour l’instant, pour développer la voile à grande échelle, il y a des problèmes techniques : cela impose de concevoir de nouvelles innovations. Aucun armateur n’est prêt à engager des financements sans garantie que ça marche.
Mais c’est une question de temps : on va rentrer dans l’ère des navires hybrides. Pour déployer le vent à grande échelle, ce sera soit une propulsion vélique principale avec moteur accessoire (NEOLINE) soit comme pour le projet CANOPÉE au moteur avec assistance vélique. Mais un 100% vélique, ce n’est pas possible, sauf pour des petites dimensions.
Si on compare au transport terrestre, c’est la multiplicité de moyens de transport qui rend le transport efficace. A notre niveau, on va donc compléter une offre globale et si tout le monde a sa place, tout est optimal et efficace économiquement. Il y a différentes routes et différents types de chargeurs et on commence à toucher de nombreux secteurs d’activité et ça va immanquablement intéresser les gros armateurs”.
La question d’un label spécifique au transport à la voile est également un enjeu important. L’association TOWT qui affrète des vieux gréements pour le transport de marchandises a créé son propre label “Anemos”. Mais on ne peut s’empêcher d’imaginer qu’un projet à plus grande échelle aurait un impact positif sur le secteur et que cela favoriserait peut-être une plus large prise de conscience sur la nécessité de décarboner le transport maritime.
Stefan Gallard : “On peut imaginer plusieurs évolutions, avec par exemple un « carbon-score ». La question du label c’est un travail de fond à mener avec les différents acteurs et un vrai référentiel commun. Je verrai d’un très bon œil sa mise en place avec Wind Ship. C’est de toute façon la tendance actuelle. Soit ce sera un acteur extérieur, soit on se saisit du sujet en tant que filière et on crée quelque chose. La question c’est surtout d’avoir une approche la plus responsable possible”.
Pour terminer, quelle est la place de l’aventure chez Grain de Sail ?
Traverser l’atlantique à la voile, c’est un rêve d’enfant. Mais c’est surtout une aventure incroyable, une histoire complexe entre l’homme et la nature. Quand on se lance ainsi à l’assaut de l’Atlantique, cela comporte de nombreux risques et on envisage facilement les moments de doute ou les décisions cruciales qui doivent être parfois prises.
Stefan Gallard : “Il y a plusieurs anecdotes que je pourrais raconter. Par exemple, lors de la première traversée, en pleine mer, en pleine nuit et en pleine tempête, les marins de repos sont réveillés par un bruit énorme, ils sortent rapidement sur le pont croyant avoir démâté, mais c’était l’une des pales de l’éolienne qui s’était arrachée. Heureusement on n’a pas eu à ce jour de grosses avaries à déplorer.
Une autre fois, lors de notre première arrivée à New-York, on va à Port Elizabeth pour le déchargement puis à Brooklyn pour des animations. On doit naviguer au moteur pour traverser la baie, ce qui représente une navigation d’environ 3h. On est en décembre, il fait -7°C. Le pilote arrive et informe le capitaine que le blizzard se lève et que s’il y autant de neige que ce qui est annoncé, ça fera un mur et on ne pourra pas accoster. Le capitaine décide d’y aller quand même. On passe la statue de la Liberté et là, la neige commence à tomber. On accoste, on passe la nuit et le lendemain le pont est recouvert de 30 cm de neige. C’était un moment magique mais quand même avec une prise de risque.
Enfin, c’est beaucoup moins drôle, mais je tiens à signaler que quasi systématiquement on voit de nombreuses traces de pollution humaine, surtout le long des côtes américaines. Beaucoup de ballons d’anniversaire, venant des parcs d’attractions, s’envolent et viennent mourir dans la mer”.
Voici encore un témoignage édifiant qui souligne que la protection des océans doit impérativement se mener sur tous les fronts. S’il est en pleine transformation et que des efforts doivent encore être accomplis, le secteur du transport maritime ne peut en aucun cas être seul tenu responsable de la pollution marine. La prise de conscience doit être globale.
Quant au transport à la voile, il est clair que le modèle économique proposé par Grain de Sail seul ne va pas révolutionner le transport maritime international, mais il témoigne d’une nouvelle dynamique et participe, à son échelle, à l’essor de ce moyen de transport. Le nombre d’acteurs continue d’augmenter et de plus en plus de secteurs d’activité sont séduits par le transport à la voile.
Le secteur du transport maritime semble clairement se tourner vers la création de cargos mixtes. Par exemple, le projet Canopée dessiné par le cabinet d’architecture navale VPLP et destiné à transporter la prochaine fusée Ariane, vient de sortir du chantier. En parallèle, la société Windcoop, qui se positionne comme une société de transport en coopérative, prévoit la construction d’un premier cargo à voiles pour 2023. Et les exemples ne manquent pas, impulsés par des politiques internationales ou régionales (comme en Bretagne où une nouvelle filière de transport maritime à propulsion par le vent a été lancée en novembre 2021).
L’avis de l’architecte
D’un point de vue technique, Grain de Sail n’est pas un navire hybride mécanique/vélique mais un voilier à quasi 100%. Le moteur permet ici seulement de sortir et entrer au port, ce qui est à la fois une obligation réglementaire mais aussi un gage de sécurité. On ne peut donc le comparer aux autres navires hybrides (Néoline, Canopée…) dont la conception repose sur un temps de trajet fixe, et donc une vitesse imposée. Un navire hybride vélique est donc capable de répondre aux contraintes du transport maritime actuel, contrairement au voilier. Si les conditions météorologiques ne sont pas favorables, il augmente sa part mécanique du mix de propulsion pour arriver malgré tout à l’heure prévue. La part du vélique dans la propulsion des navires hybrides varie donc d’un trajet à l’autre en fonction des conditions météorologiques. Attention, cela ne veut pas dire pour autant que la propulsion vélique des navires hybrides est un gadget écolo. Si la vitesse de service attendue du navire est raisonnable, il est tout à fait possible de concevoir des navires hybrides dont la part de propulsion vélique est en moyenne supérieure à la propulsion mécanique. La rentabilité économique est donc calculée par l’architecte qui lance des séries de routage sur la météo des 5 ou 10 dernières années afin de calculer une consommation moyenne par an. Grain de Sail se trouve donc être un voilier parce que l’armateur ne cherche justement pas à s’insérer dans cette économie globale : il transporte sa propre marchandise, ou d’autres marchandises qui ne sont ni périssables, ni immédiatement attendues par un client. Mieux encore, l’argument du transport écologique peut aussi permettre un prix de vente plus élevé pour ces produits à haute valeur ajoutée (vin, café, chocolat…). Devant la nécessité d’une transition écologique et les contraintes de l’OMI, les navires hybrides comme les voiliers ont un bel avenir devant eux. La part du vélique est finalement un choix d’armateur, qui s’il veut pouvoir augmenter la part vélique, doit trouver des compensations financières. Tanguy Leterrier, architecte naval chez VPLP |