« L’Ile de lumière », un bateau à l’origine du sauvetage humanitaire en mer

1978, le bateau « Ile de Lumière » est affrété pour aller porter secours à ceux qu’on appelle les « boat-people ». Des hommes, des femmes et des enfants fuyant les régimes dictatoriaux du Vietnam et du Cambodge. Le consensus politique comme intellectuel est alors unanime et la mobilisation de la population va faire naître un nouveau concept : le sauvetage humanitaire en mer. 

L’Ile de Lumière est affrété pour venir en aide à ceux que l’on va appeler les “Boat people”...
L’Ile de Lumière est affrété pour venir en aide à ceux que l’on va appeler les “Boat people”…

Du côté de la Mer de Chine

A la fin des années 70, à l’initiative de ceux qui deviendront les « French Doctors », d’intellectuels de gauche comme de droite et de politiques, un mouvement solidaire se créé. Le but ? Financer une campagne humanitaire d’un bateau en Mer de Chine pour venir en aide aux réfugiés fuyant les nouvelles dictatures de l’Asie du Sud-Est. Le nom de ce bateau : « l’île de lumière » ! A l’époque, internet n’existe pas et les chaines de télévision en France ne se comptent même pas sur les doigts d’une seule main. On a le choix entre la Une, la Deux et la Trois. Point. 
Aussi, quand des images arrivent de mer de Chine, montrant une population désemparée et prête à prendre tous les risques pour se sauver des régimes communistes de Phnom Penh et de ses terribles Khmers rouges ou du Vietnam passé aux mains d’Hô Chi Minh, l’émotion est immense. Ceux que la presse du monde entier a surnommé les « boat-people » bénéficient d’un coup de projecteur phénoménal leur permettant d’obtenir un large soutien de l’opinion publique. 
Cambodgiens, Vietnamiens, mais aussi Laotiens s’enfuient en masse de leurs pays pour fuir la misère, la violence, les meurtres ou génocides organisés sciemment par des dictateurs.
Et comme l’histoire nous l’a souvent démontré, dans ces cas-là, la population civile paye toujours le plus lourd tribut.

La seule solution ? Fuir le pays par n’importe quel moyen

Pour fuir leurs pays respectifs, les populations n’ont d’autres choix que de payer des passeurs (parfois avec l’accord et le racket de leurs gouvernements) et de fuir par la mer pour rejoindre un pays plus libre et si possible peu éloigné.
Les Philippines, l’Indonésie et la Thaïlande sont, avec la Malaisie, les destinations les plus proches. Mais rapidement, seule cette dernière reste ouverte, les autres pays fermant rapidement leurs frontières à ces réfugiés bien trop nombreux. Devant cet afflux de population, les gouvernements philippin, indonésien, thaïlandais et malaisien alertent et demandent l’aide des pays riches pour une aide humanitaire d’urgence…
Fin 1978, ce sont 4 à 5 000 Cambodgiens et Vietnamiens qui fuient leur pays par la mer chaque semaine. Selon les estimations, entre 1/3 et la moitié de ces migrants vont périr en mer, victimes de la piraterie, de la violence des éléments ou de la vétusté des embarcations sur lesquelles ils sont entassés par les passeurs. Ces bateaux sont choisis uniquement pour leur faible coût et leur disponibilité et sûrement pas pour leur capacité à affronter la haute mer avec une charge maximale souvent très largement dépassée 
Les chiffres sont encore aujourd’hui sujets à caution. Le haut commissariat des Nations Unies pour les réfugiés estime le nombre de disparus en Mer de Chine à partir de 1975 entre 200 et 250 000… Certaines ONG parlent même d’un demi-million de disparus en mer !

A la fin des années 70, la France découvre des réfugiés prêts à tout pour quitter leurs pays.
A la fin des années 70, la France découvre des réfugiés prêts à tout pour quitter leurs pays.

L’accueil des réfugiés, un consensus droite-gauche inédit…

Le 20 juin 1979 est une date que toute personne respectueuse des droits de l’homme devrait honorer. Ce jour-là, le très ancré à gauche Jean-Paul Sartre et son « ennemi idéologique » depuis plus de 30 ans, le (très) libéral Raymond Aron vont à l’Elysée accompagnés par André Gluksmann, à l’origine de cette initiative.
Les trois philosophes estiment qu’il est de leur devoir d’alerter le locataire du palais, Valéry Giscard d’Estaing, qu’une catastrophe humanitaire est en cours et qu’il serait indigne que la France n’essaye pas de trouver une solution pour venir en aide à ces dizaines de milliers de personnes en train de se noyer.
Sur le perron de l’Elysée, Sartre et Aron parlent d’une seule voix alors qu’ils ont passé leur vie à s’opposer : « les droits de l’homme impliquent qu’on prenne partie en faveur de ces hommes du point de vue humain et moral ».
Tout est dit !

Sartre, Aron et Glucksmann sur le perron de l’Elysée : les intellectuels de tous bords se mobilisent pour la bonne cause !
Sartre, Aron et Glucksmann sur le perron de l’Elysée : les intellectuels de tous bords se mobilisent pour la bonne cause !

Politiques, médias et surtout la population s’engagent. Le financement est trouvé pour affréter « l’Ile de lumière » et venir en aide, directement en mer, aux réfugiés vietnamiens, cambodgiens et laotiens. L’aide humanitaire permettra aussi de créer des camps et d’accueillir les réfugiés en attendant de trouver une solution pérenne.
La France ouvrira ainsi largement ses frontières en accueillant légalement 130 000 d’entre eux. Les politiques feront tout pour faciliter l’accueil et l’intégration de ces immigrés. Jacques Chirac, alors maire de Paris, adoptera même une enfant vietnamienne… 
Autres temps, autres mœurs…

Quelques 40 ans plus tard, le sauvetage en mer humanitaire toujours d’actualité

Quarante ans plus tard, un autre drame se joue en mer, mais cette fois, à nos portes. Hommes, femmes et enfants fuient toujours des régimes oppressifs, mais aussi des guerres, des fanatiques religieux ou encore une détresse économique. Comme à la fin des années 70, il faut forcément être au bout du désespoir pour quitter son village, sa patrie, ses amis et sa famille. D’autant plus quand il faut traverser une bonne partie de l’Afrique puis tenter une traversée particulièrement dangereuse à bord de radeaux qui ne méritent sûrement pas le nom de bateaux.
Comme à la fin des années 70, on ne laisse pas des êtres humains se noyer en mer… Et comme il y a 40 ans, il a fallu une indignation de citoyens pour lancer des opérations de sauvetage via des ONG financées par des dons de particuliers ou d’entreprises.

Une indifférence généralisée

Le 8 juillet 2013, le Pape François arrive, à la surprise générale, dans l’île de Lampedusa où sont parqués les réfugiés qui ne se sont pas noyés en tentant de traverser la Méditerranée. Il dénonce « la mondialisation de l’indifférence » et ponctue son message d’un cri du cœur : « Nous avons perdu le sens de la responsabilité fraternelle. La culture du bien-être nous rend insensible aux cris d’autrui ».
Pourtant, l’Europe n’aura jamais été capable de prendre la mesure ni de gérer cette crise. Pas plus que les politiques ou les intellectuels n’auront su mobiliser l’opinion publique pour éviter un drame humain.
En 1979, les « ennemis » qu’étaient Sartre et Aron se sont unis au nom d’une urgence humanitaire. Et les politiques ont suivis. L’épopée du bateau  « Ile de Lumière » est devenue une fierté nationale.
Aujourd’hui, les successeurs de ce bateau mythique s’appellent Aquarius, Ocean Viking, Sea Watch, Alan Kurdi… Ils sont tous régulièrement bloqués, interdits de débarquer les rescapés qu’ils ont sauvés, quand ils ne sont tout simplement pas saisis par la justice de l’un ou l’autre des pays européens.
En 2021, comme c’était déjà le cas en 1979, des citoyens se mobilisent, font bouger les lignes et financent les ONG qui vont aller en mer pour empêcher des hommes, des femmes et des enfants de se noyer.
Merci à eux.

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Et l’incroyable histoire de l’Ile de Lumière

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