L’Espace à tout prix ?

Quel est le prix de la course à l’espace ? Des centaines de millions, voire des milliards de dollars, mais à quel prix écologique ? Nous entendons souvent que l’espace est l’avenir. Mais nous ne devons pas perdre de vue l’impact qu’elle a sur notre présent. Oublier notre planète lorsqu’on se lance à la conquête du futur a des conséquences peut-être plus importantes qu’on ne pourrait le penser…

4 février 2021 – Boca Chica, site de lancement expérimental de SpaceX : le compte à rebours est lancé. 5, 4, 3, 2, 1… mise à feu. La fusée s’illumine dans un gigantesque panache de fumée et de flammes. Puis, lentement, elle décolle de la rampe de lancement, lâchant une traînée de feu de plusieurs dizaines de mètres en-dessous d’elle. Tout d’un coup, crac… Une erreur, un problème technique ?

La fusée, au lieu de se pointer vers le ciel, perd un moteur, prend de l’angle et se dirige maintenant vers la plage. Vers le sable, mais aussi vers les nids de cinq espèces de tortues en voie d’extinction, et de dizaines d’espèces d’oiseaux et d’autres animaux menacés de disparition. Quelques secondes plus tard, la fusée SpaceX s’écrase en plein milieu de cette zone fragile et pourtant protégée et explose. Elle libère des tonnes de carburant toxique et des milliers d’éclats d’acier et de métaux lourds sur la plage, dans la mer, et sur toutes les zones adjacentes, qui sont des espaces protégés (Pour aller plus loin : voir notre article sur les aires marines protégées).

Explosion
Explosion (Photo : Pexels)

« On fera mieux la prochaine fois », dit le fondateur de SpaceX et Tesla, Elon Musk, comme les innombrables fois précédentes. Le prix du progrès, dit-on. Mais vaut-il le mépris de l’environnement ?

L’impact écologique de ces désastres

Situé au Texas, à la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique, le site de lancement de SpaceX a longtemps été un lieu abandonné à la nature par les deux pays. Aujourd’hui, le village ne compte que deux douzaines d’habitants, la plupart étant saisonniers ou retraités. La grande majorité de ce territoire est à présent occupé par cinq réserves naturelles à moins de dix kilomètres du site de lancement.

Lancement près d'un étang
Lancement près d’un étang (Photo : Pexels)

SpaceX a obtenu l’autorisation d’utilisation du site en 2013, après des années de négociations. Or, cette autorisation s’appuyait sur les technologies que SpaceX pensait utiliser à l’époque pour ses lancements, le Falcon 9 (voir l’image ci-dessous). Mais, le nouveau projet de SpaceX, le « Big Falcon Rocket », a un volume de cargaison six fois plus grand, avec une augmentation proportionnelle de carburant.

Et ce n’est pas tout : l’autorisation dont bénéficie SpaceX concerne uniquement les lancements. Pas la recherche qui est considérée comme beaucoup plus polluante.

Le mépris de la loi et de l’écologie est un thème courant à Boca Chica. SpaceX s’est retrouvé à enfreindre presque toutes les règles convenues avec le gouvernement Américain pour leur site de lancement :

  • Des horaires de lancements qui dépassent souvent les horaires prévus de 7h00 à 19h00 pour éviter de déranger la faune.
  • La fausse déclaration des chances d’échecs et des dégâts que les lancements peuvent causer.
  • Le manque de mesures préventives des feux de brousse que les lancements produisent.
Falcon 9 de SpaceX
Falcon 9 de SpaceX (Photo : Pexels)

La NASA essaie de diminuer son impact, SpaceX non

Pour comprendre, il faut bien prendre en compte l’impact écologique de chaque lancement de fusée. La plupart des carburants de fusées ne sont pas à base de pétrole, et ont donc un impact beaucoup plus faible sur les gaz à effets de serre. Mais l’impact localisé de la masse de métaux lourds, d’éléments chimiques et de fusées non-réutilisables qui retombent en mer reste très important.

Le site de la NASA à Cap Canaveral en Floride est celui qui est le plus facilement comparable au site de SpaceX. Il existe également tout autour du site de lancement des zones écologiques protégées desquelles la NASA est entièrement responsable. L’espace dédié au lancement est immense, mais compte très peu d’accidents. Les expériences dangereuses et le développement de nouvelles technologies sont délocalisés sur d’autres laboratoires situés dans le désert. Cela diminue grandement son impact sur les espèces protégées ou en voie de disparition. Et à la NASA, l’impact écologique prend une place importante dans les décisions de lancement et d’expérimentation.

Lancement d'une fusée de la NASA
Lancement d’une fusée de la NASA (Photo : Pexels)

SpaceX, en tant que compagnie privée, doit avancer technologiquement aussi rapidement que possible pour garder son avantage dans le domaine de l’aérospatial, tout en économisant autant de ressources que possible pour la gestion et le profit de leurs investisseurs. Le discours officiel consiste à expliquer qu’ils n’ont pas l’expérience ni la capacité administrative pour acheter des centaines d’hectares de terrains vides (et non protégés) et de s’en occuper autant que le gouvernement peut le faire. Boca Chica peut donc être vu comme le meilleur compromis possible pour SpaceX, entre un site assez bon pour le lancement de fusées et pour l’expérimentation, malgré les dégâts écologiques indéniables qui y sont générés.

La nécessité de contrôler l’espace

De la communication à la géolocalisation, l’espace est maintenant l’une des industries les plus importantes pour la vie courante. Toute la communication, l’échange et le commerce maritime sont totalement dépendants de ce secteur. De nombreuses personnes estiment qu’on est proche d’une “révolution spatiale ».

SpaceX est à la pointe de la recherche technologique en aérospatial. On peut imaginer que ceci est dû, au moins en partie, à leur indépendance face à l’administration et au gouvernement américain. Ils n’ont pas besoin de convaincre des politiciens qui ne connaissent rien à l’ingénierie pour recevoir un budget. Et peuvent prendre des risques sans qu’on les accuse de gaspillage s’ils échouent. La lenteur relative de l’évolution technologique de la NASA peut-elle être expliquée par cette interférence politique ? Un exemple : la NASA doit aujourd’hui utiliser des pièces qui peuvent avoir plus de 30 ans pour leurs nouvelles fusées… Cette interférence entre le politique et la recherche explique aussi – en partie – pourquoi beaucoup d’ingénieurs ont quitté la NASA pour SpaceX.

Astronaute en orbite de la Terre
Astronaute en orbite de la Terre (Photo : Pexels)

SpaceX a réussi à développer des fusées réutilisables. Et c’est sûrement la plus grande avancée technologique depuis la navette spatiale des années 80, ce qui a non seulement largement diminué le prix des lancements, mais aussi leur impact écologique. Cette technologie permet de lancer des centaines de satellites d’observation et de télécommunication. Un développement fantastique pour la conservation de l’environnement, car ces satellites permettent des observations météorologiques ou des sondes radio. Sans compter la communication par satellite, devenue nécessaire pour toute activité en mer. Les technologies de SpaceX promettent de démocratiser l’espace, permettant par exemple aux Ukrainiens d’accéder à Internet en pleine guerre et alors qu’ils sont sous blocus russe…

Quel est le coût du mépris ?

Est-ce pour cela que SpaceX peut continuer à générer d’innombrables explosions en plein territoire protégé sans souci ? La compagnie privée continue d’empoisonner la mer et la terre avec ses rejets chimiques et autres métaux lourds sans aucune considération pour les dégâts occasionnés. SpaceX continue d’occasionner des feux de broussailles qui tuent des animaux protégés, sans prendre les mesures préventives qui s’imposent. Musk et ses équipes continuent d’agir contre toutes les directives mises en place pour la protection environnementale par l’État américain.

Sur Twitter (son moyen de communication préféré), Elon Musk a pu préciser son point de vue : les dégâts écologiques sont le prix du progrès. Et il a ajouté que ce qu’il fait améliorera tellement la vie humaine, qu’il n’a pas le temps d’attendre que chaque autorisation soit donnée. Son “moto” est clair : “il faut prendre des risques pour se lancer vers le futur”. En une semaine, le niveau de destruction de SpaceX équivaut à celui d’une petite ville ou même un gros village au cours d’une année entière. C’est dire…

Alors, « la fin justifie-t-elle les moyens ? ». Les réponses qu’on donne se résument parfois de manière très simple : « ça dépend des moyens, et ça dépend des fins. »

Mais peut-être que c’est la mauvaise question à se poser. On est proche d’une catastrophe écologique massive, et il faut faire des efforts. Il n’est pas forcément nécessaire de choisir entre écologie et progrès, quand on pourrait atteindre les deux buts en choisissant simplement d’en faire notre priorité. Si on peut faire tant de progrès dans la course à l’espace n’est-il pas aussi possible d’assurer la sécurité de la mer et de l’environnement ? Et si nous devions simplement définir la ligne rouge qu’il ne faut absolument pas franchir ?

Sources: https://whsrn.org/balancing-space-exploration-and-shorebird-conservation-in-boca-chica-texas/

https://www.faa.gov/space/environmental/nepa_docs/spacex_texas_eis/media/Final_BO_FAA_SpaceX_sm.pdf

http://spacelaunchreport.com/bfr.html

https://ntrs.nasa.gov/api/citations/20140012489/downloads/20140012489.pdf

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