Sara Bran : Une artiste au-delà du 77e parallèle

L’artiste dentellière sur métaux précieux et exploratrice polaire Sara Bran nous livre ses convictions à l’aune d’une nouvelle expédition inédite, solaire et en solitaire, au-delà du 77e parallèle Nord. Une occasion de mettre en lumière cet univers fragile et de tisser des liens avec les artistes locaux et les scientifiques opérant dans la baie de Baffin, au Groenland. Entretien.

Sara Bran

Sara Bran, née en 1972 à Yaoundé, Cameroun, est une artiste renommée pour ses œuvres en métaux précieux, notamment en dentelle sur or et argent. Ayant grandi en Afrique et résidé dans de nombreux pays, elle crée des pièces d’exception mêlant poésie et raffinement, inspirées de ses voyages et exposées dans des musées français, internationaux et en collections privées. Depuis 2017, elle réalise des tableaux d’après photographies : la collection « Pôles sensibles », illustrant espèces et milieux de haute biodiversité, et développe son travail photographique, soutenue par Canon France. Passionnée par les régions polaires et les milieux sauvages, elle a rejoint des expéditions en Antarctique et au Groenland, se formant comme guide polaire. Rédactrice pour « Les Fêvres, elle publie également des récits illustrés de ses expéditions polaires.

Le 22 juin dernier tu as animé une conférence suivie d’une projection dans le Calvados, au cinéma de Saint-Aubin-sur-Mer pour présenter ta future expédition intitulée « 2024 Solar Ice Flow Art Expédition ». Est-ce que tu peux nous en dire plus ?

J’ai déjà fait des expéditions dans le Nord mais ce sera la première fois en solitaire. Bien sûr j’ai quand même une équipe en backup, pour le routage notamment. Le projet est fondé par mon association « Ice Art Hope ». “ICE” signifie glace, mais c’est aussi l’acronyme pour “In Case of Emergency”. L’objectif est à la fois de porter un regard artistique sur cette région du grand Nord, mais également de porter une mission scientifique pour la préservation de l’environnement. L’axe c’est l’art, la science et aussi l’espoir : Utiliser l’art comme langage et faire de la médiation avec les acteurs locaux. Mais il y a évidemment un choix d’orientation écologique.

Affiche de la conférence projection du 22 juin 2024

“HOPE”, qui signifie “espoir”, c’est le volet innovation, low tech et open source. Le projet, qui démarre cette année avec un kayak solaire, sera développé ensuite avec un voilier laboratoire plus grand, armé pour des missions scientifiques.

Le choix de Saint-Aubin-sur-Mer pour présenter mon projet m’a paru pertinent car cette commune est très active sur plein de projets à l’international. Elle développe des partenariats avec plusieurs régions du monde, notamment avec des écoles en Afrique. Ce nouveau projet permettra donc de donner une ouverture vers le grand nord et de tisser des liens avec les habitants de cette région. Nous allons relier, par leurs écoles, des communautés qui vivent au bord de l’eau et qui ont des points communs, plus qu’on ne l’imagine !

Exploration scientifique, exploration artistique, comment comptes-tu allier les deux ?

Avec mes mains, en étant sur le terrain, en faisant de l’observation. Un  bon artiste doit avoir une qualité d’observation et ensuite c’est sa capacité à transmettre. J’ai aujourd’hui une expérience et une renommée internationale qui me permet d’avoir une voix et de mettre en lumière toutes mes observations.

Prise de vues en arctique ©Sara Bran

J’ai également deux missions de sciences en lien avec des scientifiques sur le terrain (notamment de l’université d’Hokkaido). L’avantage de mon approche et d’une navigation low tech, c’est que j’arrive à faire du lien avec les acteurs locaux. J’ai la chance qu’on me prête un kayak solaire, qui a neuf ans. En général, les scientifiques se déplacent avec des hélicoptères, des bateaux plus gros. L’avantage de ce kayak c’est qu’on peut être au plus près du trait de côte, je vais devoir faire des relevés sonores, des photos, enregistrer des datas pour les scientifiques.

Est-ce que tu peux nous parler un peu plus en détails de ton embarcation ? C’est quoi un kayak solaire ? En quoi une expédition « low tech » est-elle un avantage dans le monde de l’exploration ?

On est plus près des communautés. Pour moi, il y a les Inuits, les narvals, les glaciers qui sont en train de se transformer. Et quand on est en kayak, c’est plus facile pour se connecter avec l’environnement et rechercher la beauté dans cette transformation.

Le Kayak solaire m’a été prêté par la fondation PlanetSolar, il a été développé par l’explorateur Raphaël Domjan. C’est un bateau unique, utilisé en 2015 lors d’une expédition qu’il a mené en Arctique avec Anne Quéméré, une navigatrice bretonne. Il s’agit d’un kayak d’expédition Nautiraid sur lequel on a ajouté des panneaux solaires et une petite motorisation électrique Torqeedo (NDLR : partenaires de l’expédition). Ce kayak mesure 553 cm de long pour 79 cm de large et pèse jusqu’à 300 kg en mode expédition. Il est équipé de cellules solaires couvrant environ 1,5 m2 et d’une batterie Torqeedo de 920W. S’il a également navigué en Antarctique, ce kayak solaire, je crois bien que ce sera la première navigation solaire et solitaire féminine sur les 77e et 78e parallèles Nord ! Pendant que Raphaël Domjan tentera le vol stratosphérique avec son avion solaire, nous ferons chacun une première cet été.

Navigation à bord du kayak d'exploration ©Sara Bran

C’est quand même un bateau grand et lourd, donc pour moi ça va être vital d’avoir ce petit moteur. Le solaire c’est une source d’énergie très efficace, puisqu’il fera jour la majorité du temps. L’idée c’est donc de partager avec les populations cette expérience, et le fait que l’électrique et le solaire ça existe. Or on est dans un pays où le gasoil est subventionné par le Danemark. C’est intéressant de se questionner sur d’autres solutions.

En quoi la dimension artistique d’un voyage tel que le tien permet-elle de mieux comprendre ces territoires hostiles du grand nord ? Et en quoi sont-ils une source d’inspiration pour ton travail ? Quel lien comptes-tu entretenir avec les artistes locaux ?

On est déjà dans une continuité, c’est ma 3e expédition. Je fais un travail d’observation (photo, dessin, écriture) et d’enregistrement de datas sonores. Je vais entrer en résonance très vite grâce à mon travail, c’est un langage de l’image. En septembre, j’expose à la biennale HomoFaber à Venise l’oeuvre “Under the arctic sky”. Et Kim Kleist Petersen, artiste Inuit de Nuuk, rencontré en 2022 sera aussi exposé. J’aimerais créer un collectif “Arctic voices” avec d’autres artistes. Avec la Fondation Michelangelo, qui organise HomoFaber, nous allons rendre visible le merveilleux  travail de tissage de perles des femmes inuit. Le but c’est de donner voix au lieu, au vivant du territoire.

tryptique réalisé par ©Sara Bran

Tu dis que tu souhaites « donner une voix aux habitants de ces territoires ». Quelles sont tes attentes ? Quels messages penses-tu pouvoir faire passer ?

Moi je suis plus dans un positionnement d’observation et de partage, de rencontre. La pièce que je viens de finir et qui sera exposée à Venise, représente la beauté et la transformation du territoire. Elle permet surtout de chercher comment on va retrouver cette beauté au milieu du chaos et de la transformation. Le lien se tisse dans la durée, dans la lenteur. Moi j’arrive avec ma force d’artiste, on a peut-être autre chose à partager. En général, le lien avec nos civilisations se fait par le biais des supermarchés et des quelques touristes sur des paquebots de croisière, comme ceux de Ponant (NDLR : Voir notre article). Le fait de travailler sur le lien avec les écoles et les enfants, permettra de mettre toutes les voix sur un même plan d’égalité.

Jean-Louis Etienne a écrit à propos de l’Antarctique que ce « n’est pas un continent pour les hommes, c’est un continent pour la terre ». Alors que nous avons dépassé les 100 000 touristes par an dans ce territoire austral, ne penses-tu pas que repousser toujours plus loin les limites de l’exploration peut ouvrir davantage la voie à cette nouvelle forme de tourisme vers les pôles ? (Voir notre article)

Malheureusement, ce tourisme et cette montée en puissance de l’exploration scientifique sont déjà là. Le Commandant Charcot a quitté Brest le 12 avril, il est parti sur la côte Est. J’ai échangé avec d’autres personnes, qui me disent qu’ils vont en hélico encore plus au nord… Et puis il y en a d’autres qui sont intéressés par ma démarche et me demandent des datas. Mais pour les premiers, je me demande jusqu’à quel point ils sont en lien avec le monde local, les hommes, mais aussi le vivant. A part sanctuariser ou créer des zones de protection, je ne sais pas quelle serait la solution. Est-ce qu’il ne faut pas revenir à quelque chose plus proche de l’homme et de la nature ? C’est en tous cas ma démarche dans ce projet.

Paysage du grand Nord ©Sara Bran

On le sait aujourd’hui, avec un recul annuel de la banquise toujours plus important, le passage du pôle nord en tant que voie navigable représente un enjeu économique important pour de nombreuses entreprises de transport international. Comment les études scientifiques des populations de cétacés, que tu proposes d’embarquer dans tes prochaines expéditions, permettront de les protéger de ce danger croissant ? (Voir notre article)

Sur les questions économiques, cela ne peut être fait qu’en lien avec les populations locales. Au Groenland, il y a des gens qui sont favorables à plus d’ouverture au tourisme, y compris des voyages type safari où on a des touristes qui vont juste tuer un renne et prendre une photo. L’autre problématique c’est la question des déchets, j’ai rarement fait une photo sans oiseau dans le cadre mais aussi j’ai rarement vu une côte sans déchet plastique. 

On a vocation à armer un bateau le plus simple et le plus décarboné possible, mais l’idée c’est de créer du lien et d’amener une réflexion commune parce qu’on est tous concernés par ce qui peut se passer là-bas.

Pour les cétacés, la première chose c’est d’informer. C’est dire « ils existent ». On sait qu’il y a une estimation de population, les Inuits ont des quotas de chasse. Mais au fond on ne sait que peu de choses. Je compte essayer de faire des images des narvals et récolter des sons en bioacoustique. Et par le biais des rendus, ça permettra d’informer les gens. On a tellement peu d’informations. Je repense au requin du Groenland, qui se retrouve sur les lignes des flétans et qui meurt asphyxié. Il meurt pour rien parce qu’il n’est pas comestible et c’est une espèce des plus anciennes qui vit entre 400 et 500 ans.

Voyager en kayak c’est très inconfortable mais ces rencontres contrebalancent un peu cet inconfort.

Pour finir, peux-tu nous préciser en deux mots les objectifs de ton association « ICE ART HOPE » ?

L’objet c’est quatre verbes : “observer”, “partager”, “inspirer”, “agir”. L’objectif c’est la création d’un laboratoire du vivant.

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